DENIZE Nadine

Nadine DENIZE

Entretien avec Nadine DENIZE sur Forum Opera

Pour une grande voix, il n’y a pas de petits rôles, sauf quand on débute très jeune. Tout juste sortie du Conservatoire, Nadine Denize était engagée à vingt ans dans la troupe de l’Opéra de Paris. Malgré des moyens vocaux qui s’annonçaient exceptionnels, pas question à cet âge de courir les risques inhérents aux premiers emplois très lourds. Cette sagesse, Nadine Denize allait d’ailleurs toujours la garder comme ligne de conduite, ce qui explique la magnifique longévité d’une carrière de plus de quarante ans.

La jeune cantatrice n’eut pourtant guère longtemps à attendre. Deux ou trois ans d’apprentissage de la scène avec des rôles quand même gratifiants comme Mercedes aux côtés de la Carmen de Jane Rhodes dans la mythique production de Raymond Rouleau et elle faisait d’éclatants débuts officiels sur la scène du Palais Garnier en Marguerite dans une autre production historique : la Damnation de Faust de Berlioz mise en scène par Maurice Béjart. Suivaient immédiatement Cassandre dans les Troyens puis Charlotte de Werther.

La voie était ouverte, le chemin tout tracé. Intelligente, lucide, Nadine Denize comprit que, malgré le souhait de son professeur, l’illustre Germaine Lubin qui l’aurait bien vue en Isolde ou en Brünnhilde, c’était dans le répertoire des grands mezzos lyriques qu’elle s’épanouirait le mieux. Le champ d’action était vaste, car la cantatrice, très douée pour les langues, devait se révéler aussi à l’aise en allemand qu’en italien, en russe et même dans certaines langues d’Europe centrale. Timbre riche, charnu, toujours lumineux, même dans les teintes cuivrées requises par Fricka, Waltraute, ou Brangæne, rôles où elle triompha sur les plus grandes scènes du monde, cette voix était aussi capable de lancer vaillamment les aigus triomphants de Kundry, autre personnage fétiche de la cantatrice. Cette égalité d’émission, cette ampleur capable de franchir tous les orchestres, cette vaillance naturelle soutenue par un authentique tempérament théâtral l’imposèrent aussi en Eboli de Don Carlos, y compris devant le public si difficile de la Scala de Milan.

Évoquer la carrière de Nadine Denize, revient vite à énumérer les personnages les plus marquants du répertoire de mezzo, de Carmen à Marina de Boris Godounov, d’Octavian du Chevalier à la Rose à Néris dans la Médée de Chérubini, sans parler des multiples Fricka, Brangæne, Kundry, Marguerite ou Charlotte, avec comme partenaires les plus grandes voix de ces années dorées, Birgit Nilsson, Jon Vickers, Leonie Rysaneck, Régine Crespin, Alfredo Kraus, Neil Schikoff, James King, Martina Arroyo, Siegfried Jerusalem, Theo Adam, Luciano Pavarotti, entre autres, tant au théâtre qu’au concert. Tout aussi grandiose serait l’énumération des chefs et des théâtres, avec quelques jalons inoubliables comme cette Geneviève dans Pelléas et Mélisande sous la baguette d’Herbert von Karajan.

Mais ce genre de liste, aussi glorieuse et significative qu’elle soit, ne suffit pas à décrire ce qu’est la personnalité d’une telle artiste. Bien plus passionnée par la musique que par la gloire médiatique recherchée par tant d’autres, consciente de tout ce que le clinquant de certaines carrières avait de superficiel et le plus souvent d’éphémère, Nadine Denize ne se soucia guère de collectionner les interviews ni les passages aux journaux télévisés. En revanche, comment oublier son engagement absolu, implacable dès qu’elle entrait en scène, au concert comme à l’opéra ? La voix, parfaitement en place, communiquait une émotion profonde par sa nature même et sa musicalité, déroulant son propos dans un phrasé souple, de manière impérieuse mais toujours sensible. Etait-elle sujette au trac ? Difficile de le savoir tant l’interprète s’investissait immédiatement dans la musique lui incombant au concert et dans la caractérisation du personnage qu’elle incarnait au théâtre.

Elle n’avait pas à craindre la rivalité des puissantes images voulues par un Béjart qui révolutionnait la Damnation de Faust. Son attaque de « d’amour l’ardente flamme » enchaînait sur le sublime solo de cor anglais avec une élégance magique, mais incroyablement humaine, confirmant que la voix est bien le plus bouleversant des instruments. On pense aussi aux appels de Brangaene du second acte de Tristan, traversant la nuit, planant, enveloppant tout, vous hantant longtemps après qu’ils se soient tus. La fureur et l’affolement désespéré du « O don fatale » de Don Carlo, prenaient avec elle la dimension d’une grande tirade de tragédie, avec d’incroyables changements de couleurs, de climats.

À partir de dons exceptionnels, Nadine Denize avait eu l’intelligence et la modestie de savoir discerner dès le début de sa carrière ce qu’elle pouvait apprendre des illustres aînés qu’elle côtoyait, sans rien perdre de sa propre personnalité et, surtout, sans surmener l’instrument superbe que la nature lui avait donné et dont le travail lui avait permis de posséder une totale maîtrise. Elle sut ensuite aborder, au fil des ans, les rôles qui convenaient à l’évolution de ses moyens, sans imprudence, mais en allant toujours de l’avant.

La France après l’avoir largement reconnue comme appartenant à l’élite vocale internationale, ne lui fit pas assez longtemps la place qu’elle méritait. Mais ce n’est pas un cas exceptionnel. C’est même une triste habitude. Nos plus grandes voix, nos plus grands chefs, souvent nos plus grands instrumentistes, connaissent une gloire plus permanente ailleurs que chez nous. Ceux qui ont entendu Nadine Denize au Palais Garnier, Salle Favart, au Festival d’Aix-en-Provence, salle Pleyel ou dans de nombreux opéras de nos régions, puis si souvent à l’étranger, n’en gardent que davantage le souvenir de moments privilégiés, précieux, où une interprète magistrale, aussi intègre qu’inspirée, savait les conduire au coeur mystérieux de certaines des pages les plus puissantes de l’histoire de la musique.

Gérard Mannoni